Denis GROZDANOVITCH

A la Comédie du Livre de Montpellier en 2011

Né le 9 mai 1946 à Paris, Denis GROZDANOVITCH a été d’abord un champion de tennis avant de se tourner vers l’écriture. Il partage sa vie entre Paris et la Nièvre.

Nivernais d’adoption

> Extrait de « Brèves considérations sur le statut des arbres d’aujourd’hui » <

Il est bien possible que vienne un jour où le mystère et la profondeur – quasi mystique – des forêts ne sera plus perceptible que sur les toiles des maîtres anciens. Ayant déjà exprimé ailleurs ce qui va suivre, qu’il me soit donc permis ici de me répéter.

Qui n’a éprouvé la magie d’un Jacob Van Ruisdaël, d’un Hobbema ou de l’un ou l’autre de leurs séides John Constable ou Théodore Rousseau ?

Une forêt sépulcrale aux entrelacs de branchages tourmentés, un gué de rivière qui coupe le chemin aux profondes ornières (on croit entendre l’eau courir sur les pierres) ; non loin, deux petits personnages sont assis sur un tronc d’arbre leurs ballots et leurs bâtons de marche posés à côté d’eux tandis qu’un chien – si bien croqué qu’on le voit littéralement bouger sur la toile – gambade et furète aux alentours. Au-dessus des hautes frondaisons foisonnantes se déploient de gigantesques nuages bouillonnants dont la vision procure une sensation ambivalente : entre admiration et inquiétude…

C’est du reste le sentiment majeur que nous éprouvons en contemplant ces paysages : le clair obscur des ombres et des lumières sur la toile répond au clair obscur d’une partie de notre âme – sentiment qui me semble pouvoir être nommé  » peur panique « , et désigne cet effroi incoercible qu’aujourd’hui encore la présence éventuelle du dieu Pan instille en nous dans les bois solitaires. Trouble ancestral évoqué sur la toile dans l’attitude à la fois ravie et légèrement craintive des deux chemineaux. Par empathie, nous éprouvons l’inquiétude métaphysique de ces hommes isolés au sein de l’étrangeté radicale des lieux sauvages.

Un texte de Rainer Maria Rilke décrit parfaitement ce trouble :

« Avouons-le, le paysage est une chose étrangère pour nous, et l’on est terriblement seul sous les arbres qui fleurissent et parmi les ruisseaux qui coulent. Seul avec un homme mort, on est moins abandonné que seul avec des arbres. Car quelque mystérieuse que puisse être la mort, plus mystérieuse encore est une vie qui n’est pas notre vie, qui ne participe pas à nous et qui, en quelque sorte sans nous voir, célèbre ses fêtes auxquelles nous assistons avec une certaine confusion, comme des hôtes arrivant par hasard et qui parlent un autre langage. »

Or, si c’est bien de l’effroi conjugué à la fascination que nous éprouvons en présence de ces tableaux, ce sentiment se complique désormais d’une sorte de mélancolie à l’idée de l’abandon subi par ces peintures en général reléguées, au sein des musées, dans de petites salles peu visitées. Et, sans doute sont-elles moins appréciées que jamais à une époque où la nature, quand on la rejoint, se doit absolument d’être légère, joyeuse, solaire et baignant dans l’atmosphère d’un éternel été sans pluie ! Toujours est-il qu’il est devenu bien rare de pouvoir encore contempler des paysages agrestes aussi dégagés, aussi purs de toutes scories « civilisées » que dans ces tableaux des maîtres anciens. Pour ma part, il m’advient couramment de m’absorber dans leur contemplation comme si j’avais été aspiré dans un trou interstitiel du temps – quelques minutes, un quart d’heure – et d’en ressortir comme d’une extase mystique. Il me semble à chaque fois – mystère de la communion esthétique – m’y être approché, mieux que dans la nature elle-même, des subtils et indicibles secrets qui y rôdent furtivement.

Jean-Philippe Domecq, dans sa très belle étude sur Ruisdaël, décrit parfaitement, me semble-t-il, ce que nous ressentons devant ces vestiges sylvestres peints sur les toiles :

 « Au moment d’entrer dans une forêt, l’homme a un temps d’arrêt. Il craint ce qu’il va y trouver d’inconnu, et aussitôt il y mêle ses fantasmes. Démêler cela, c’est-à-dire ce qui vient de lui et ce qu’est le monde sans lui, telle est l’épreuve initiatique que symbolise la forêt »