Émile ZOLA

Né le 2 avril 1840 à Paris et mort le 29 septembre 1902 dans la même ville, Émile ZOLA est un écrivain et journaliste français,.

Considéré comme le chef de file du naturalisme, c’est l’un des romanciers français les plus populaires, publiés, traduits et commentés dans le monde entier.
Il a durablement marqué de son empreinte le monde littéraire français.

L’Inondation

Mais je parlais encore, lorsqu’une exclamation nous échappa. Derrière les fuyards, entre les troncs des peupliers, au milieu des grandes touffes d’herbe, nous venions de voir apparaître comme une meute de bêtes grises, tachées de jaune, qui se ruaient. De toutes parts, elles pointaient à la fois, des vagues poussant des vagues, une débandade de masses d’eau moutonnant sans fin, secouant des baves blanches, ébranlant le sol du galop sourd de leur foule.
À notre tour, nous jetâmes le cri désespéré :
– La Garonne ! la Garonne !
Sur le chemin, les deux hommes et les trois femmes couraient toujours. Ils entendaient le terrible galop gagner le leur. Maintenant, les vagues arrivaient en une seule ligne, roulantes, s’écroulant avec le tonnerre d’un bataillon qui charge. Sous leur premier choc, elles avaient cassé trois peupliers, dont les hauts feuillages s’abattirent et disparurent. Une cabane de planches fut engloutie ; un mur creva ; des charrettes dételées s’en allèrent, pareilles à des brins de paille. Mais les eaux semblaient surtout poursuivre les fuyards. Au coude de la route, très en pente à cet endroit, elles tombèrent brusquement en une nappe immense et leur coupèrent toute retraite. Ils couraient encore cependant, éclaboussant la mare à grandes enjambées, ne criant plus, fous de terreur. Les eaux les prenaient aux genoux. Une vague énorme se jeta sur la femme qui portait l’enfant. Tout s’engouffra.

– … L’eau monte, l’eau monte, répétait mon frère Pierre, en cassant toujours entre ses dents le tuyau de sa pipe, qu’il avait laissée s’éteindre.
L’eau n’était plus qu’à un mètre du toit. Elle perdait sa tranquillité de nappe dormante. Des courants s’établissaient. À une certaine hauteur, nous cessions d’être protégés par le pli de terrain, qui se trouve en avant du village. Alors, en moins d’une heure, l’eau devint menaçante, jaune, se ruant sur la maison, charriant des épaves, tonneaux défoncés, pièces de bois, paquets d’herbes. Au loin, il y avait maintenant des assauts contre des murs, dont nous entendions les chocs retentissants. Des peupliers tombaient avec un craquement de mort, des maisons s’écroulaient, pareilles à des charretées de cailloux vidées au bord d’un chemin.

Puis, quand nous regardions le clocher de l’église, immobile en face de nous, ce vertige cessait ; nous nous retrouvions à la même place, dans la houle des vagues.
L’eau, alors, commença l’assaut. Jusque-là, le courant avait suivi la rue ; mais les décombres qui la barraient à présent, le faisaient refluer : ce fut une attaque en règle. Dès qu’une épave, une poutre, passait à la portée du courant, il la prenait, la balançait, puis la précipitait contre la maison comme un bélier. Et il ne la lâchait plus, il la retirait en arrière, pour la lancer de nouveau, en battant les murs à coups redoublés, régulièrement. Bientôt, dix, douze poutres nous attaquèrent ainsi à la fois, de tous les côtés. L’eau rugissait. Des crachements d’écume mouillaient nos pieds. Nous entendions le gémissement sourd de la maison pleine d’eau, sonore, avec ses cloisons qui craquaient déjà. Par moments, à certaines attaques plus rudes, lorsque les poutres tapaient d’aplomb, nous pensions que c’était fini, que les murailles s’ouvraient et nous livraient à la rivière, par leurs brèches béantes.